A lire : "L’entreprise de dépossession", un entretien avec D. Linhart
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Du taylorisme au management moderne, les modèles d’organisation du travail ont toujours cherché, selon Danièle Linhart, à déposséder les salariés de leurs savoirs professionnels. Cette dépossession dans le travail est aujourd’hui également subjective, ce qui la rend très difficile à combattre.
Danièle Linhart : Avec du recul, j’ai compris que le modèle de modernisation managériale reposait sur une stratégie qui s’était vraiment mise en place à la fin des années 1970, l’individualisation. On en retrouve une analyse très fine dans Le Nouvel esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Eve Chiapello. Cette orientation individualiste était difficile à combattre, par les syndicats et par les salariés eux-mêmes, qui pensaient qu’il fallait en passer par là pour aboutir à un monde du travail où ils pouvaient être plus responsabilisés, plus considérés, plus reconnus... C’est là également que j’ai vraiment compris l’importance des collectifs dans ce qu’on appelle la gestion de la souffrance.
La vie des idées : Dans Le Torticolis de l’autruche, vous expliquez que l’individualisation et l’affaiblissement des collectifs contribuent à un effritement identitaire des salariés...
Danièle Linhart : Je crois qu’il y a eu une prise de conscience patronale de la nécessité d’orchestrer une métamorphose identitaire des salariés. C’est vraiment une caractéristique du patronat, du management français, de croire que les salariés sont un handicap pour l’entreprise dans le cadre de la mondialisation, de la concurrence parce que c’est un salariat particulièrement rebelle. Il y a une réalité historique : le Front populaire, le poids du PCF en France par rapport aux autres pays, la puissance de la CGT, Mai 68 et ses trois semaines de grève... Tout ça a opéré un véritable traumatisme sur le patronat qui pensait vraiment que la classe ouvrière française était un grave problème et que le salariat était inadapté parce qu’influencé par l’idéologie de la lutte des classes et par ce que Philippe d’Iribarne appelle la « logique de l’honneur », qui fait que n’importe quel salarié pense qu’il sait comment il doit travailler et ne va pas travailler autrement.
La vie des idées : Dans votre dernier ouvrage, La Comédie humaine du travail, vous expliquez qu’avec la précarisation subjective, il y a ce double processus. On déstabilise les gens en les plaçant « sur le fil du rasoir », pour reprendre vos termes, afin de les rabattre sur les protocoles. Vous pouvez nous expliquer ce deuxième aspect ?
Danièle Linhart : Il faut effectivement que cette autonomie soit bordée par des méthodes standard, des méthodologies, des critères, des process, des procédures. Mais comment fait-on pour obliger des gens qui sont un peu libres à appliquer ces méthodes standard ? C’est là que la précarisation subjective intervient pour justement déposséder les salariés de leurs savoirs, de leurs métiers, de leurs expériences, de leurs collectifs, de tout ce qui les rassure et qui met de la sérénité dans le travail. On les en prive par le changement permanent puisqu’à partir du moment où tout bouge constamment, ils perdent leurs repères et sont précarisés subjectivement. Même s’ils ont des emplois stables, ils sont obligés d’aller chercher les « bonnes » procédures, les « bonnes » pratiques. Ils y sont obligés car ils ne maîtrisent plus rien. La précarisation subjective, c’est justement reconstruire un sentiment de vulnérabilité identique à celui des précaires chez ceux qui ne le sont pas. On les déstabilise pour qu’ils se raccrochent aux codes. En faisant un nombre assez important d’interviews dans des secteurs diversifiés, j’entends les gens dire qu’ils n’y arrivent plus. Ils expliquent comment il y a sans cesse des restructurations de service, des recompositions de métier, des changements de missions... Par exemple, à Pôle emploi, les salariés expliquent que tout bouge tout le temps. Certains disent : « Vous me demanderiez de me situer dans l’organigramme, je ne peux pas. Je ne sais plus de qui je dépends ». Il y a donc un sentiment de non-maîtrise entraînant un état d’inquiétude permanente. Autre exemple, celui des infirmières qui disent : « On nous change constamment de service. On ne connaît donc pas les armoires où il y a les médicaments. Avant, on savait que tel médicament était là, tel instrument était ici... Maintenant, comme on nous change tout en permanence, on ne sait plus. On perd du temps. On veut en gagner mais on risque de faire des bêtises ». Tout cela génère de l’appréhension, de la peur, de l’anxiété. Et du coup, lorsqu’on leur dit : « C’est très simple. Il faut faire comme ça », les salariés se tournent alors vers ces pratiques, ces procédures, ces méthodes qui ont été mises au point par des experts qui ne connaissent pas les métiers et sont absolument indifférenciées quel que soit le secteur. Mais les gens acceptent parce qu’ils ont un profond sentiment de précarité, d’impuissance, d’absence de maîtrise de leur travail. Du coup, il y a une perte de sens parce que ce n’est plus le sens de leur travail, selon les règles de leur métier, selon leur expérience, selon ce qui les amenés à vouloir être les professionnels qu’ils sont, mais c’est une espèce de logique managériale qui les conduit. Récemment, un responsable des ressources humaines m’a dit : « Moi, mon rôle, c’est de produire de l’amnésie ». Cette formule est extraordinaire, elle montre qu’avec le changement permanent, les gens doivent oublier comment ils travaillaient avant pour appliquer ces méthodes.
Danièle Linhart : Il y a une grande différence entre le travail prescrit, ce que les gens sont censés faire d’après les organigrammes, d’après les prescriptions de travail, d’après les modes opératoires et ce qu’ils font en réalité, tout simplement parce que les modes opératoires ont été conçus par des ingénieurs dans les bureaux. Il y a donc une dimension abstraite par définition, puisque ce n’est pas sur le lieu de travail que ça se conçoit, et toujours une relative inopérationnalité de cette prescription par rapport aux aléas du travail concret. Quand on travaille, ce n’est jamais comme on l’imagine. On ne peut pas anticiper tous les aléas, les dysfonctionnements, les imperfections, les surprises qui sont la réalité du travail quotidien. Pour parvenir à atteindre leurs objectifs fixés, les ouvriers sont obligés d’interpréter a minima ces prescriptions pour leur donner vie, pour leur donner sens mais aussi pour pouvoir pallier toutes les anomalies auxquelles ils sont confrontés dans la réalité de leur travail quotidien. Inventer des petits tours de main, essayer à l’oreille, à l’ouïe ou à l’odorat, sentir par exemple si une machine va chauffer et donc la ralentir, bref développer toute une série de savoirs et de savoir-faire propres à un groupe social, à un groupe professionnel. C’est également l’espace d’une rationalité qui est collectivement partagée. Par exemple, dans un collectif, les plus vieux mettent au parfum les jeunes qui arrivent : « Attention, tu vas te casser le dos si tu t’y prends de telle ou telle manière ». Il y a eu beaucoup d’accidents du travail évités grâce au collectif dans lequel on partage, on apporte des savoirs, des savoir-faire, on échange, on teste. Il y a le sentiment d’un destin commun, de valeurs communes : ce qui est juste, injuste, moral, immoral. Le travail réel est, par rapport au travail prescrit, une transgression et toute une vie collective se crée autour de cette clandestinité, de cette transgression. Cette vie sociale, cette sociabilité se charge également de sens politique. Il y a autour du travail réel des prises de conscience collective, syndicale, politique, morale, qui font que les gens ont le sentiment de comprendre ce qui leur arrive et pourquoi. Ils peuvent relier leur expérience aux enjeux économiques et politiques qui dépassent leur atelier. Et là, l’idéologie de la lutte des classes, de l’exploitation capitaliste, fait sens. Elle permet de sortir de l’enfermement dans le microcosme de l’atelier, d’essayer de décrypter ce qui se passe, et donc de se positionner comme acteur collectif. Aujourd’hui, avec l’individualisation et l’atomisation, les gens n’ont plus ce bénéfice : c’est seuls qu’ils sont confrontés à tout ça.
Danièle Linhart : Toute la logique taylorienne, fordienne et moderne, repose sur la « one best way ». L’idée de Taylor, c’est de dire qu’il n’y a pas de solutions locales. Son obsession a toujours été de trouver la seule et unique meilleure manière d’organiser le travail des gens. Or, en fonction des circonstances, des types de travail, de leur expérience, les gens devraient pouvoir développer leurs manières de travailler, adaptées à leurs outils, à leurs publics, à leurs possibilités. Ce qui est évidemment impensable parce qu’échappant à tout contrôle. Quand j’entends, par exemple, des conducteurs de trains me dire : « Sur la ligne C, on est obligé de conduire avec le pied sur le frein mais on ne le dit pas parce qu’on se ferait virer. On sait que les règles ne sont pas viables et que si on devait freiner, ça prendrait beaucoup plus de temps. Donc, on arrive tout le temps en retard et on se fait tout le temps engueuler ». Les conducteurs savent très bien ce qu’il faudrait changer, améliorer, ce qu’il faudrait faire. Mais on ne tient pas compte de leur point de vue. Les gens sont toujours dans ce qu’Yves Clot appelle à juste titre « le travail empêché » : ils ne peuvent pas faire ce qu’il faut pour être efficaces parce qu’ils n’ont pas la possibilité de peser sur la définition du contenu de leur travail et de son environnement. C’est la résultante de cette logique de « la seule bonne manière ».