Quand l’école remplace ses emplois aidés par des services civiques
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Nous publions cet article de Mediapart du 8 janvier 2018, par Elsa Sabado.
Alors que les cendres des contrats aidés sont encore chaudes, écoles, collèges et lycées réclament des volontaires en service civique, encouragés par le ministère. Théoriquement, des volontaires ne peuvent se substituer à des emplois. Théoriquement seulement.
« Contribuer aux activités éducatives, pédagogiques et citoyennes à l’école primaire », voici l’intitulé de centaines de petites annonces qui, depuis la rentrée 2017-2018, inondent la plateforme internet de l’Agence du service civique (ASC). À l’origine de ces offres, le ministère de l’éducation nationale, qui veut recruter cette année 20 000 volontaires en service civique (VSC).
Un sacré bond, lorsqu’on sait que l’on comptait seulement 9 000 volontaires l’année passée, et 4 500 l’année précédente. Cette montée en charge dans l’Éducation nationale s’inscrit dans la croissance du dispositif global. Elle est aussi concomitante de l’extinction brutale des emplois aidés, annoncée en août 2017, dont l’Éducation nationale était particulièrement friande. Y aurait-il un phénomène de vases communicants ?
« L’augmentation du contingent de volontaires en service civique a été annoncée en juin, or nous n’avons été informés de la suppression des emplois aidés qu’à la fin août. La thèse du remplacement des emplois aidés par des services civiques ne tient pas. D’autant plus qu’aucune nouvelle mission de service civique n’a été créée au lendemain de l’annonce de la suppression des emplois aidés », élude le ministère.
Pourtant, dès 2016, le ministère de l’éducation nationale publie dix « fiches de missions » censées aider les volontaires dans leurs tâches. Mise en place de projets liés à la citoyenneté, la culture, l’art, le développement durable, la santé, la lutte contre le décrochage scolaire, l’orientation ou encore l’inclusion d’élèves handicapés. Sans compter l’animation du dispositif « Devoirs faits », lancé à la rentrée 2017.
Elles couvrent un champ si large qu’elles seraient susceptibles d’empiéter sur les tâches normalement accomplies par d’autres : surveillants, assistants pédagogiques au collège, « emplois vie scolaire » (EVS) ou aides à la direction et animateurs à l’école… Des postes souvent assurés par des emplois aidés. D’où le soupçon de substitution, émis jusque dans les colonnes des Échos.
Pourtant, le ministère de l’éducation nationale et l’Agence du service civique le jurent, en aucun cas ces volontaires ne doivent se substituer à des professionnels. Seulement les seconder. Cette interdiction figure dans le code du service national, qui régit le service civique, à l’article L 120-9.
La règle est réitérée dans le référentiel des missions de service civique (ici, à la page 10), qui précise : « La mission du volontaire doit être distincte des activités quotidiennes de la structure qui l’accueille. Il est donc interdit de lui confier des missions d’administration générale, de direction ou de coordination technique normalement exercées par des permanents. Il ne doit pas non plus assumer des tâches administratives et logistiques telles que le secrétariat, le standard, la gestion de l’informatique ou des ressources humaines. »
Pourtant, le ministère de l’éducation nationale – qui est également le ministère de tutelle de l’ASC – ajoutait, au début de l’été 2017, un avenant à l’agrément qui les liait. Une onzième mission, intitulée « Contribuer à l’inclusion des élèves en situation de handicap ». Et un mois plus tard, pschitt ! : suppression des emplois aidés, dont une grande partie étaient auxiliaires de vie scolaire (AVS) et devaient… contribuer à l’inclusion des élèves en situation de handicap.
Le tollé soulevé par l’annonce de la fin des contrats aidés d’AVS, le 24 août, est finalement retombé quatre jours plus tard, après la promesse d’Emmanuel Macron de sanctuariser 50 000 postes auprès des personnes en situation de handicap. Ce qui explique pourquoi cette intéressante chronologie était passée inaperçue. Mais la reculade n’a pas suffi à empêcher la désorganisation suscitée par ces feux et contre-feux : « Au dernier pointage, il restait 1 000 enfants sans accompagnement », affirmait Francette Popineau, secrétaire générale du SNU-IPP, le 23 novembre dernier.
C’est ce qui est arrivé dans cette école de Seine-Saint-Denis. La directrice, Michèle, qui a tenu à garder l’anonymat pour ne pas s’attirer les foudres de sa hiérarchie, a attribué la mission de s’occuper de Sacha à une volontaire. Atteint de troubles autistiques, le petit garçon était jusque-là accompagné par une auxiliaire en contrat aidé, dont le contrat a pris fin début novembre. « Je sais bien que les volontaires ne doivent pas remplacer des emplois. Mais d’un côté, cette jeune fille était là en service civique, et de l’autre, il y avait un besoin, car Sacha s’est retrouvé sans aide. Il me semblait absurde de lui donner une autre tâche », déplore la directrice. La situation a duré jusqu’à ce que la mère de Sacha obtienne une nouvelle AVS pour son fils.
Ce type de situations ne concerne pas exclusivement les AVS. À Angoulême, Yohann travaille dans un quartier pauvre. Le recrutement d’un service civique lui permet d’augmenter le nombre d’adultes dans l’école. « Mais l’intitulé des fiches de postes n’a rien de concret. Chez moi, la volontaire sort les vélos, compte les enfants pour la cantine, puis va d’atelier en atelier. Ensuite, elle fait le portail. Avant, c’étaient les enseignants et les ATSEM [agent territorial spécialisé des écoles maternelles – ndlr] qui s’en chargeaient. Mais la présence de cette jeune leur permet de rester plus longtemps en classe », explique-t-il. Après un silence, il reprend : « En fait, ce sont un peu des bouche-trous. En tant que directeurs, nous ne sommes pas formés à manager des équipes. Par contre, nous sommes bardés de tâches, que notre jour de décharge ne nous permet pas d’accomplir. Alors, on leur donne celles qu’elles peuvent réaliser, et qui ne sont pas les plus intéressantes : la réalisation des certificats de scolarité, le carnet des suivis d’apprentissage », déplore le jeune directeur.
Précarisation sans précédent à l’Éducation nationale
« Trois ou quatre situations ne sont pas représentatives de ce qui se passe sur le terrain. Selon l’enquête que nous menons mensuellement auprès des volontaires en service civique, 90 % sont satisfaits », nous rétorque l’ASC. Pourtant, l’usage abusif du volontariat n’est pas l’apanage de quelques directeurs et professeurs des écoles. Cette conception particulière du service civique est partagée, par exemple, par des inspecteurs d’académie. Ainsi, les chefs d’établissement et conseillers principaux d’éducation de Guyane ont eu la surprise de recevoir ce mail :
Mais on peut remonter encore plus haut dans l’appareil d’État. Selon le compte-rendu du conseil des ministres du 6 septembre, « la ministre du travail a rappelé que les préfets […] disposent désormais d’une souplesse de gestion accrue dans l’utilisation des crédits : adaptabilité des taux de prise en charge et des durées, fongibilité, mobilisation du service civique… ». Cette phrase a fait bondir les habitués du service civique, tels que Le Mouvement associatif ou la Fédération des associations générales étudiantes (FAGE).
« Il s’agit de pratiques que l’on réprouve et qui ne sont pas dans la ligne du ministère de l’éducation nationale. Une note est même partie de nos services, rappelant qu’un service civique n’est pas substituable à un emploi », réaffirme le cabinet du ministère. En réalité, le remplacement est plus pervers et moins caricatural que ce que proposent l’inspection de Guyane ou le ministère du travail. « Dans un collège, un service civique va faire une heure de permanence par-ci, une heure de cantine par-là, de l’aide aux devoirs, au centre de documentation. Au bout du compte, cinq engagés en service civique occupent l’équivalent de cinq anciens emplois de surveillants, d’animateurs, de secrétaires. Ce sont les tâches combinées qui finissent par remplacer les salariés », nuance Florence Ihaddadene, qui termine une thèse sur le volontariat en service civique.
La massification du service civique pourrait conduire à un mouvement de précarisation sans précédent des personnels de l’Éducation nationale. Les anciens contrats n’étaient certes pas la panacée. À temps partiels imposés, 20 heures par semaine, ils étaient payés au Smic, soit 846 euros brut par mois. Mais il s’agissait d’un salaire, et ceux qui les touchaient bénéficiaient de la convention collective de leur secteur, ainsi que d’une action de formation et d’accompagnement. Ces contrats étaient le plus souvent occupés par des mères de famille éloignées de l’emploi. Dès le 9 août, à l’Assemblée nationale, Muriel Pénicaud les critiquait vertement, avec trois arguments : ils étaient trop coûteux pour l’État, inefficaces dans la lutte contre le chômage et ne constituaient pas de tremplin en vue d’une insertion professionnelle.
Que dire alors du volontaire en service civique ? Âgé de 16 à 25 ans, « le jeune », comme on l’appelle parfois, perçoit une indemnité de 573 euros net par mois pour un volume horaire allant de 24 à 48 heures par semaine, mais il n’est pas salarié et ne bénéficie pas des droits induits par les conventions collectives. Il doit en revanche suivre une « formation civique et citoyenne » dont la durée minimale est de deux jours, une formation aux premiers secours, et il est censé être accompagné par un tuteur qui l’aide au quotidien et pour son « projet d’avenir ». « Une enquête récente montre qu’avoir fait un service civique ne change rien à l’insertion des jeunes sur le marché de l’emploi », expose Florence Ihaddadene.
Pour la chercheuse, ces « dérives » n’en sont pas : « En 2008, Martin Hirsch crée le RSA, que les jeunes ne peuvent pas toucher. En 2009, c’est toujours lui qui pilote la commission à l’origine du service civique. Ce dispositif contribue à la mise au travail de la jeunesse et à maquiller les chiffres du chômage », souligne la chercheuse, rappelant que les personnes en service civique basculent dans la catégorie D des demandeurs d’emploi, non comptabilisée dans les chiffres du chômage.
La seule protection sur laquelle les volontaires peuvent compter en cas d’abus des structures accueillantes est celle de l’ASC. Mais cette dernière reste évasive sur le nombre de personnes chargées des contrôles. « À l’ASC, le contrôle est l’affaire de tous, mais il s’opère par des échanges permanents avec les personnes qui accueillent les services civiques, en amont, pendant la mission. Les contrôles n’interviennent qu’en bout de chaîne, soit après un signalement, soit de manière inopinée. Il nous est arrivé plusieurs fois de rectifier le tir, et de changer un volontaire de mission quand cela se passait mal avec l’équipe », ajoute-t-elle.
Selon nos informations, quatre personnes sont déléguées « au contrôle et à l’animation territoriale du dispositif ». Elles pilotent les 150 délégués régionaux et départementaux censés consacrer 10 % de leur temps de travail au contrôle des structures. Selon les rapports d’activité de l’ASC, en 2015, sur les 6 097 structures accueillantes, 15 contrôles ont été effectués. En 2016, leur nombre s’élève à 26 pour 9 230 structures. Aucun n’a débouché sur un retrait d’agrément.
La « démarche qualité globale » et l’« optique d’amélioration continue » avancées par l’ASC seraient-elles des garanties suffisantes pour assurer le bon fonctionnement d’un dispositif par lequel environ 130 000 jeunes seront passés fin 2017 ? La question de l’indépendance du contrôle se pose.
La part des diplômés recule
« Cela fait sept ans qu’on interpelle l’ASC sur la faiblesse du contrôle. Yannick Blanc, son président [désormais haut-commissaire à l’engagement en service civique – ndlr], nous répond systématiquement qu’il veut éviter de “bureaucratiser” le système », déplore Florian Martinez, de Sud Asso. « Le service civique joue sur l’ambiguïté entre le bénévolat et le salariat. C’est un statut qui a permis aux associations de faire baisser le coût de leur main-d’œuvre au moment où ce critère était important pour emporter des marchés de moins en moins financés par l’État. Depuis 2015, les ministères de l’intérieur, de l’éducation nationale, des affaires sociales et de la jeunesse et des sports se sont engouffrés dans cette brèche », explique le militant.
Si ce nouveau type de contrat arrange les employeurs, il dessert, selon Sud Asso, l’intérêt des jeunes. « 25 % des jeunes vivent sous le seuil de pauvreté, le premier CDI s’obtient en moyenne à 29 ans, après 10 ans de galère pour s’insérer sur le marché du travail. L’indemnité de 573 euros ne permet pas de vivre au-dessus du seuil de pauvreté. Alors, une jeunesse engagée, oui, mais à quoi ça rime si c’est pour faire la garderie ou le portail dans une école ? » s’insurge Florian Martinez. Il alerte également sur l’extension du périmètre du service civique. « Aujourd’hui, un office HLM, des entreprises sociales peuvent avoir recours à des volontaires. Des professeurs en école de commerce militent pour qu’il soit étendu aux “seniors” », relève-t-il encore.
Par ailleurs, les équipes pédagogiques confirment que sur le plan des compétences, emplois aidés et services civiques sont loin d’être interchangeables. « L’AVS de Sacha était une mère de famille, qui est restée deux ans dans l’établissement. La volontaire est une gamine de 19 ans, qui n’est là que pour huit mois parce qu’elle n’a trouvé ni de lycée pour continuer ses études, ni de job mieux payé, et que cela lui rapporte un peu plus que la garantie jeune proposée par la mission locale. Je ne peux pas compter sur elle, elle vient une fois sur deux, ne prévient pas… », regrette la directrice de cette école du 93.
Camille, l’institutrice de la région lyonnaise, ne se remet pas des deux volontaires accueillies l’année passée : « C’était la cata’. Elles ont réussi à s’embrouiller avec des CM2. Cela nous faisait deux adolescentes de plus à gérer », se souvient la professeure des écoles. L’ambiguïté entre salariat et bénévolat joue à plein : les enseignants attendent des services civiques qu’ils effectuent le même travail que celui des anciens emplois aidés. Or, pour certains d’entre eux, ils n’en sont pas capables, car pas assez mûrs, pas assez formés…
Une récente étude de l’Injep montre qu’entre 2010 et 2016, le dispositif rassemblait 17 % d’inactifs et 47 % de demandeurs d’emploi, contre 31 % d’étudiants et 4 % de personnes en emploi. Avec la montée en charge du dispositif, la part des inactifs et des demandeurs d’emploi a grimpé, alors que celle des diplômés a diminué. En 2016, 25 % des volontaires avaient un diplôme inférieur au baccalauréat. Ces volontaires ne répondent donc pas toujours aux espérances des équipes pédagogiques débordées, soit parce qu’ils sont là par défaut, soit à cause de leur éloignement du monde du travail, soit à cause de problèmes de compétences. Ainsi, « les volontaires avec un diplôme inférieur au baccalauréat sont plus susceptibles de rompre leur mission pour abandon de poste (31 % contre 19 % pour l’ensemble des volontaires) ou pour faute grave d’une des parties (8,3 % contre 4 %) ».
Mais surtout, de nombreux établissements cherchent des services civiques sans parvenir à en recruter : « Je suis directrice d’une école maternelle. Avec mon collègue de l’élémentaire, nous voulions recruter deux jeunes en service civique pour le groupe scolaire. Quatre rendez-vous, confirmés deux jours avant à notre initiative. Quatre lapins ! Nous sommes donc bredouilles et… désabusés… » Autre exemple : « Je suis directrice en REP+ en Avignon. Il est très difficile, voire impossible d’avoir des personnes intéressées par des services civiques dans les écoles. Cela fait au moins deux ans que nous avons des postes non pourvus ! » « En 2014, il y avait cinq fois plus de demandes de jeunes que d’offres de service civique. Aujourd’hui, cet écart se resserre. La demande des jeunes a augmenté moins vite que le nombre d’offres », justifie l’ASC, qui reconnaît des difficultés à recruter en milieu rural.
Tâches sans intérêt et peu valorisantes ? Travail sous-rémunéré ? Cette année, une différence de 20 000 subsiste entre l’objectif fixé de 150 000 volontariats et le nombre de missions réalisées, qui devrait s’élever à 130 000. Et plus personne ne mentionne l’objectif de 2015 : 350 000 services civiques prévus pour 2018.
« Il y a aussi du positif dans le service civique. Toutes les enquêtes faites auprès des jeunes montrent que c’est une expérience enrichissante, une année où ils ont le droit de se planter, de tester, de prendre des initiatives. 90 % d’entre eux citent cette expérience sur leur C.V. », insiste l’ASC.
Bien que le service civique n’ait pas le succès quantitatif escompté, le nombre de jeunes passant par cette case augmente rapidement. Le service civique réussit donc là où le contrat d’insertion professionnelle (CIP) et le contrat première embauche (CPE) avaient échoué, sous la pression des mobilisations : faire travailler les jeunes pour très peu cher en attendant leur entrée sur le marché du travail. Mais s’il a pour effet de détruire des emplois, ce remède au chômage aggravera le mal. Les jeunes, en première ligne, purgeront une double peine.